Nosferatu : de Murnau à Eggers, le mythe du vampire dévoyé / 27.05.2025
+Selon le Dictionnaire historique de la magie et des sciences occultes[1], la croyance occidentale en ces créatures aurait pu puiser son origine, dès le Moyen Âge, à la fois dans un imaginaire lié aux « parasites » qui se nourrissent d’autres animaux encore en vie, et à l’angoisse ressentie face aux symptômes de certaines maladies sanguines, comme l’hémophilie ou la leucémie qui donnent aux malades une pâleur cadavérique. Toutefois, si des récits médiévaux faisant mention de créatures anthropomorphes qui s’abreuvent du sang de leurs victimes existent, ce n'est qu'à partir du XVIIIe siècle, pendant la période romantique, qu’apparaît le terme « vampire ». En effet, la période romantique est marquée par un syncrétisme entre les folklores[2]. Le mythe du vampire jouit alors d’une envergure importante durant cette période où, plus que d’être un monstre anthropophage, il est doté d’un caractère démoniaque[3].
En 1887, l’écrivain irlandais Bram Stoker s’inspire de ces récits pour produire l’une des œuvres de fiction les plus influentes du monde anglo-saxon : Dracula. Bien qu’il n’en soit pas le créateur, le romancier personnifie les mythes disparates du vampire au travers d’un récit cohérent et d’une figure qui deviendra emblématique[4]. Certain·e·x·s ont voulu voir en ce comte – vivant dans les Carpates, en Transylvanie, ramené à la vie par sorcellerie et épris d’une jeune anglaise dont l’époux est venu le trouver dans son château – une incarnation de la figure du personnage historique Vlad III. Cependant, rien ne permet réellement d’attester cette filiation que l’essayiste Elizabeth Miller juge erronée[5]. D’autres ont, par ailleurs, avancé que la figure de Dracula telle que conçue par l’écrivain s’inspirait davantage de certaines mythologies asiatiques, où la figure de vetāla présente des caractéristiques associées à Dracula et absentes de la mythologie vampirique européenne, comme la capacité à revenir à la vie. Cette hypothèse est par ailleurs étayée par le fait que l’écrivain Sir Richard Francis Burton, proche de Bram Stocker, avait traduit quelques années plus tôt une anthologie de contes sud-asiatiques[6].
Dracula a connu de très nombreuses adaptations filmiques, mais deux d’entre elles marquèrent une double trajectoire pour le monstre. D’un côté, sa version américaine, adaptée en 1931 par Tod Browning pour Universal Studio. D’un autre, sa version germanique officieuse, « Nosferatu le vampire » du réalisateur Friedrich Murnau, sorti en 1922. N’ayant pas obtenu les droits d’exploitation, le réalisateur allemand décida donc de raconter un récit explicitement adapté du roman de Stocker, en changeant simplement les lieux et les noms des personnages[7]. Les deux œuvres diffèrent autant esthétiquement que par les thèmes qu’elles abordent. Dracula est interprété en 1931 par Bella Lugosi comme un être séducteur et manipulateur ; le Compte Orlock, dans la version de Murnau, est quant à lui une créature presque inhumaine dont le physique lui vaudra d’être utilisé comme un visage archétypique du cinéma horrifique. Les deux « franchises » (terme anachronique) ont donné lieu à des héritages très différents. Dracula a été réinterprété de nombreuses fois, abordé sous différents angles : l’humour, la séduction ou la peur. En revanche, Nosferatu n’a été adapté que trois fois : en 1922 par Friedrich Murnau, en 1979 par Werner Herzog et en 2024 par Robert Eggers.
Les trois adaptations du Nosferatu suivent strictement le schéma narratif que Stoker imaginait[8], comme piégées par leur récit augural. Thomas Hutter est sur le point d’épouser Ellen. Il part en Transylvanie pour vendre une propriété au comte Orlock. En apercevant une photographie d’Ellen, Orlock s’éprend de la jeune femme. Il voyage alors jusqu’en Allemagne par bateau[9] pour rejoindre sa nouvelle demeure et emmène la peste avec lui. Alors qu’il décime la population de la région, Ellen se sacrifie et s’offre au monstre, le distrayant ainsi du soleil qui se lève, et meurt avec lui. Si chaque film conserve sa propre identité, une unité de références symboliques, visuelles et narratives est explicite. Une analyse des techniques mettrait, toutefois, davantage en lumière les différences entre les films, ne fût-ce que par l’apparition du son et de la couleur au cinéma, a fortiori du développement des effets visuels.
Bien qu’ils partagent des structures communes, les trois films convoquent des enjeux très différents. Les débats autour du Nosferatu de Murnau sont nombreux et l’interprétation de l’œuvre fait l’objet de controverses. Parfois, le film de 1922 est compris comme une survivance de l’héritage romantique hanté par le spectre de la Première Guerre mondiale. Selon d’autres, comme le philosophe Siegrfried Kracauer, il s’agit d’un film expressionniste – caractéristique du cinéma de la Weimar – qui, au travers de sa mobilisation de la figure du tyran, anticipe la montée du 3ème Reich et des dictateurs fascistes de la Seconde Guerre mondiale[10].
Le film « Nosferatu : fantôme de la nuit », réalisé en 1979 par Werner Herzog, est salué par les critiques comme un hommage révérencieux au chef d’œuvre de Murnau. Pour autant, certain·e·x·s commentateur·ice·x·s voient dans le film bien plus qu’un exercice esthétique[11]. Il s’agirait d’un rappel thématique face aux transformations sociales de l’Allemagne de la fin des années 1970[12]. Fracturé par un mur, le pays porte encore les séquelles de la Seconde Guerre mondiale. Le Nosferatu est le signe d’une tension entre un futur rationaliste en proie à la division sociale et les réminiscences traumatiques d’un passé encore difficile à appréhender.
Le film de Robert Eggers, bien qu’il emprunte abondamment à l’esthétique des versions de Murnau et de Herzog, s’inscrit avant tout dans une tradition états-unienne du cinéma vampirique, où cette figure est mobilisée dans le cadre de récits traitant de sensualité ou de fantasmes, comme c’est le cas – par exemple – dans la saga Twilight ou la série Vampire Diaries[13]. Là où les adaptations germaniques abordaient la sexualité sous forme d’allégories ou de métaphores, Eggers adopte une approche nettement plus explicite, marquant ainsi une rupture notable. Cette dimension, qui s’illustre particulièrement au travers du désir d’Ellen pour le monstre, renvoie directement aux codes du vampire hollywoodien contemporain, davantage ancrés dans une culture de l’érotisme[14]. En outre, le mythe du Nosferatu était, dans ses premières itérations, inscrit dans le contexte de l’Allemagne du XXe siècle, déchirée entre romantisme et réalisme, Est et Ouest, libéralisme et autoritarisme. Il convient donc de questionner cette tentative de déraciner le Nosferatu pour le recentrer sur la question de la sexualité féminine. Cette nouvelle version se heurte aux limites structurelles du mythe qu’elle mobilise. En effet, un mythe est marqué par son caractère cyclique, qui appelle toujours la même résolution[15] et rend, ipso facto, difficile toute tentative de recontextualisation du récit. Le film de Eggers reste ainsi contraint par les tensions internes du narratif qu’il prétend réinterpréter.
Image : Le comte Orlock dans Nosferatu, ein symphonie des grauens par Friedrich Murnau, 1922.
[1] Sallman, J-L. (2006). Dictionnaire historique de la magie et des sciences occultes. La Pochotèque. p.744-749.
[2] Triaire, S. (2012). La conversion au christianisme, un mythe romantique. Cahiers d’études du religieux. Recherches interdisciplinaires. (En ligne : consulté le 25 avril 2025). URL : http://journals.openedition.org/cerri/1015 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cerri.1015.
[3] Sallman, J-L. (2006). Dictionnaire historique de la magie et des sciences occultes. La Pochotèque. p.744-749.
[4] Stocker, B. (2020). Dracula. Union square and co.
[5] Miller, E. Count Dracula vs Vlad Ţepeş. Respiro. En ligne : https://respiro.org/Issue5/eseuri_miIller.htm. (Consulté le 25.04.2025).
[6] White, D. G. (2021). Dracula's family tree: Demonology, taxonomy, and Orientalist influences in Bram Stoker's iconic novel. Gothic Studies, 23(1), 1–20. https://doi.org/10.3366/gothic.2021.0106
[7] Le Forestier, L. (2018). Nosferatu le vampire (Nosferatu, eine Symphonie des Grauens, Friedrich Wilhelm Murnau, 1922). L'analyse des films en pratique : 31 exemples d'analyse filmique commentés, (p. 36-41). Armand Colin.
[8] Si l’on omet la variation du nom des personnages et des lieux. Eggers utilise les mêmes patronymes que Murnau, mais Herzog reprend ceux du roman de Stocker. Les trois films se passent toutefois en Allemagne, à la différence du roman de Stoker et des adaptations de Dracula, qui se passent en Angleterre.
[9] Géographiquement, le récit du voyage en bateau est incohérent, car ce voyage ne suppose pas de traversée marine. Il s’agit d’un vestige du récit de Stoker, qui se déroule en Angleterre.
[10] Cinéma et politique. Nosferatu : a Monster of Interwar Germany. En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=_9JyHCfdhY4. (Consulté le 25.04.2025).
[11] Foussereau, J. (2018). Critique : Nosferatu - fantôme de la nuit. Ecran large. En ligne : https://www.ecranlarge.com/films/critique/899040-critique-nosferatu-fantome-de-la-nuit. (Consulté le 25.04.2025).
[12] Bitoun, O. (2010). Nosferatu, fantôme de la nuit de Werner Herzog (1979) - Analyse et critique du film. DVDclassik. En ligne : https://www.dvdclassik.com/critique/nosferatu-fantome-de-la-nuit-herzog. (Consulté le 25.04.2025).
[13] Hagopian, T. (2025). Reimagining Gothic Literature: Sex, Shame, and Society in Nosferatu (2024). Berkeley Fiction Review. En ligne : https://berkeleyfictionreview.org/2025/03/17/reimagining-gothic-literature-sex-shame-and-society-in-nosferatu-2024/. (Consulté le 25.04.2025).
[14] Mariño Faza, M. (2015). Flesh and Blood. Reading monstrosity and desire in the Twilight Saga and The Vampire Diaries. Monster and the Monstruous journal. En ligne : http://hdl.handle.net/10651/30941- (Consulté le 25.04.2025).
[15] Sabattuci, D. (1978). Il mito, il rito, e la storia. Bulzoni Editore.
