Catégorie – Yanncy Fanti

  • Raëlisme : comment Netflix produit l’altérité / 29.04.2024

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  • Yanncy Fanti - Guide en Route
  • Depuis la sortie de la série documentaire « Raël : le prophète des extra-terrestres » sur la plateforme Netflix, le mouvement raëlien s’est retrouvé au centre de l’attention médiatique. Yanncy Fanti nous propose une analyse du traitement médiatique dont a fait l’objet ce mouvement religieux souvent controversé.

    Le 7 février 2024, Netflix sortait la série documentaire « Raël : le prophète des extra-terrestres ». Bien que cherchant à conserver une approche neutre du sujet, le programme interroge majoritairement des membres actif·ve·x·s et des ancien·ne·x·s adhérant·e·x·s du mouvement, en mettant dos à dos leur témoignages. En substance, la production du géant du streaming états-unien s'en tient à une histoire du mouvement qui consiste à comparer Raël à un businessman au pouvoir charismatique phénoménal autour duquel repose toute une entreprise de croyance lucrative et potentiellement sujette aux dérives. L'idée n'est pas ici de se prononcer sur les dérives supposées ou réelles du groupe, ni de revenir sur les différentes polémiques dont il a fait l’objet, mais d’interroger le discours produit par Netflix. Au lendemain de la sortie, fleurissent des articles de presses qui, ayant boudé le phénomène depuis quelques années, se reprennent de passion pour le groupe et son prophète. En Suisse romande, et en moins d'un mois, Canal9, le 24H, le Waston, l'Illustré et même le journal télévisé de la RTS médiatisent le sujet. Sur internet, les passions se déchaînent et l’intérêt explose. Fabien Olicar, le célèbre mentaliste aux 2,15 millions d'abonné·e·x·s sur YouTube réalise une vidéo d'une quarantaine de minutes sur la figure de Raël dont il analyse le succès au prisme de ce qu’il aborde comme des stratégies manipulatoires.

    Il paraît intéressant de sonder le traitement accordé aux personnes croyant aux extra-terrestres. En effet, ce phénomène est traité comme une forme de bizarrerie intrigante qui suscite l'attention. Nous pourrions nous demander pourquoi ce registre de croyances spécifique, plutôt qu’un autre, provoque ce type de considérations ? Dans le cas examiné ici, il semble que cela résulte, en partie, de l'angle privilégié par le documentaire Netflix et par voie de conséquence, de l'effervescence médiatique engendrée par sa sortie. Il convient toutefois de souligner que ce traitement précède très largement la production Netflix, cependant, l’analyse du documentaire peut servir de cas d’exemple, par la portée qu’il a eue, afin de commenter – plus largement – les processus de médiatisation des croyances religieuses minoritaires et des mouvements religieux ou spirituels émergents.

    Le concept d'estrangement (ou d’étrangement), théorisé par le théologien Yves Congar[1], a nourri une longue tradition d'interprétation qui a irrigué aussi bien l'analyse de la science-fiction de Darko Suvin[2] que des auteur·rice·x·s issu·e·x·s des études gays et lesbiennes tels que William Marx[3]. La définition qui nous saurait être la plus éclairante provient probablement de Bertold Brecht. Le "verfmendung" brechtien[4] consiste en « une reproduction qui, certes, fait reconnaître l’objet, mais qui le fait en même temps paraître étranger. »[5] Ainsi pourrait être décrite la nature du discours du documentaire Netflix au sujet du raëlisme. D'une part, se dégage un récit dont la structure nous est familière : le chanteur frustré de n'avoir pas obtenu le retentissement escompté décide de compenser son besoin d'attention en créant son propre groupe d'adeptes. Les nombreuses biographies de Charles Manson, déjà, ont éprouvé cette narration. En outre, le documentaire mobilise un référentiel de représentations relatif à ce type de mouvement qui réitère un discours médiatique bien connu : la vie en communauté, le leader charismatique, la désillusion, les abus financiers et sexuels supposés. D'autre part, apparaît l'étrangeté, la mise à distance d’une croyance traitée comme extravagante voire saugrenue. Le raëlisme repose sur les récits de leur prophète Raël (Claude Vorihlon) qui aurait reçu une révélation des Elohim. Ceux-ci ne seraient, en fait, pas des anges (comme dans la bible) mais des extra-terrestres à la technologie avancée qui auraient créé de la vie en laboratoire avant de l’implanter sur Terre[6]. Mais pourquoi ces croyances paraissent-elles plus étonnantes que d’autres ? Pourquoi suscitent-elles tant de curiosité ? Notre hypothèse est que le traitement qui leur est accordé relève précisément d’un processus d’étrangement c’est-à-dire qu’elles ne bénéficient pas d’une approche qui les réinscrirait dans un contexte historique et social, les faisant de ce fait, paraître « défamiliarisées ».

    Pourtant, loin d'être un phénomène surprenant par sa singularité, le raëlisme s’inscrit dans une période dont il est possible de dessiner les contours sociologiques et historiques. Pour le sociologue Jean-François Mayer, le mouvement s'inscrit dans une tendance dite soucoupiste, qui croit aux extra-terrestres, et qui émerge dans le creuset des États-Unis, en période de guerre froide, où les tensions avec le bloc soviétique nourrissent la crainte d'une catastrophe nucléaire[7]. Cette même période se caractérise par un phénomène de forte sécularisation, à savoir le processus par lequel les religions institutionnelles et historiques, notamment le christianisme, perdent en puissance et en adhérent·e·x·s, en occident[8]. Dès lors, une nouvelle perspective millénariste émerge. Ainsi, Jean-François Mayer note : « dans un ciel vidé de ses anges, d'autres entités salvatrices, à savoir les extra-terrestres (...), sont attendues »[9]. En effet, la question de la destruction nucléaire occupe une place d’importance dans les considérations raëliennes. Notons que le nouvel an raëlien a lieu le 6 août, en commémoration du bombardement de Hiroshima qui correspondrait à l’évènement marquant l’entrée dans une ère où l’humanité possèderait désormais la capacité de s’auto-annihiler. En outre, les croyances raëliennes mettent l’emphase sur « la science ». Selon elleux, les prophètes des différentes religions auraient reçu des révélations au sujet de la vie sur terre en fonction du niveau d’avancée technologique de leur civilisation et donc de leur capacité à comprendre la vérité. C’est pour cela qu’il aurait fallu attendre 1973 pour que le dernier prophète, Raël, reçoive l’ensemble du message[10]. Ce croisement complexe entre récits religieux et interprétation techno-scientifique est qualifiée de « syncrétismes scientifico-religieux »[11] par le sociologue Jean-Bruno Renard. Ces considérations nous permettent de rendre compte de la composante contextuelle du raëlisme. Aucune croyance n’émerge dans un vide social et politique.

    Presque 50 ans plus tard, Netflix désolidarise son récit de ce contexte et réactive l'intérêt pour les croyances aux extra-terrestres. En dissociant presque entièrement la narration au sujet du groupe d'une lecture sociologique et situationnelle, le documentaire créé une altérité ontologique faite de personnes sous l'emprise d'un gourou surpuissant qui pénètre les esprits et les porte-monnaies en réifiant l'explication de la croyance à une simple forme de faiblesse d'esprit et en retirant leur agentivité aux membres du groupe. Le documentaire fait l'impasse sur un travail d'inscription des récits de trajectoires biographiques dans un contexte social et politique, produisant – de ce fait - un objet de curiosité à part saisissant d'étrangeté. En somme, le documentaire force la distinction entre les raëlien·ne·x·s et le « nous » collectif, il les projette dans un espace d'interprétation distinct du continuum social dans lequel l'« on » devrait s'inscrire. Le manque d'envergure historique du traitement des voies narratives est substitué par une rhétorique de l'étrangement brechtien qui produit une dialectique entre proximité et distance et qui participe à la représentation d'une altérité intraculturelle.

     

    Image : © Netflix


    [1] Congar, Y. (1931). Chrétiens désunis – principes d’un “oeucuménisme” catholique. Ed. Du cerf.

    [2] Suvin, D. (2000). Considering the Sense of ‘Fantasy’ or ‘Fantastic Fiction’ : An Effusion. Extrapolation, 41:3, 209-247.

    [3] Marx, W. (2018). Un savoir gai. Les éditions de minuit. P.63.

    [4] Spiegel, S. (2008). Things Made Strange: On the Concept of “Estrangement” in Science Fiction Theory. Science Fiction Studies, 35 : 3, 369-385.

    [5] Brecht, B. (1999). Petit organon pour le théâtre [Kleines Organon für das Theater, 1948], traduit de l’allemand par Jean Tailleur. L’Arche. P.57.

    [6] Centre d’information sur les croyances (2024). Dossier d’information : « Le mouvement raëlien », Genève : CIC.

    [7] Mayer, J-F. (2001). Mais que cherchent-ils ? - Interview. Actualité des religions, 260, 25-27.

    [8] Taylor, C. (2007). A secular Age. Cambridge, Belknap Press of Harvard University.

    [9] Mayer, J-F. (2001). Mais que cherchent-ils ? - Interview. Actualité des religions, p.26.

    [10] Fanti, Y. (2024) Une rencontre du mouvement raëlien de Suisse romande : vignette ethnographique. Centre intercantonal d’information sur les croyances.

    [11] Renard, J-B. (1988). Les extraterrestres. Éditions Du Cerf. Paris, p. 166.

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  • « Les évangéliques à la conquête du monde » - un documentaire qui fait couler de l’encre / 11.07.2023

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  • Yanncy Fanti - Guide en Route
  • Le 4 avril 2023, la chaine de télévision franco-allemande Arte publiait le 1er épisode d’un documentaire en trois chapitres portant sur la relation entre les mouvements évangéliques et les pouvoirs étatiques. Ce documentaire, co-écrit par le Professeur de sociologie des religions Philippe Gonzalez de l’Université de Lausanne, fait parler. 

    Le 4 avril 2023, la chaine de télévision franco-allemande Arte publiait le 1er épisode d’un documentaire en trois chapitres portant sur la relation entre les mouvements évangéliques et les pouvoirs étatiques. Ce documentaire, co-écrit par le Professeur de sociologie des religions Philippe Gonzalez de l’Université de Lausanne, fait parler. Il présente une analyse thématique et contextuelle permettant de comprendre la montée de la droite chrétienne et des politiques conservatrices dans de nombreux pays et plus particulièrement aux États-Unis et au Brésil. Depuis sa sortie, une contestation résonne au sein des milieux évangéliques (et plus généralement protestants) francophones. En effet, certain·e·s craignent un amalgame entre les phénomènes américains analysés par le documentaire et le contexte francophone.
    Le documentaire, séparé en trois parties, propose d’envisager le phénomène évangélique à partir des années 1950 en se concentrant dans un premier temps sur la figure de Billy Graham, un télévangéliste qui a permis de populariser le mouvement et de lui donner une forte assise internationale. Le second épisode évoque la transformation du mouvement religieux missionnaire en mouvement politique de droite conservatrice. Il explique notamment l’intrication qui se met en place entre certaines tendances évangéliques et le parti républicain autour de thématiques sociales comme la lutte contre les droits LGBT+ ou la lutte contre le droit à l’avortement. L’épisode final fait, quant à lui, un état des lieux de la droite chrétienne actuelle en montrant par exemple comment l’ancien président Donald Trump est parvenu à implanter des représentants religieux dans chacun de ses ministères. L’épisode évoque également l’élection de trois juges conservateurs évangéliques à la Cour suprême (grâce à qui, entre autres, en 2021, l’arrêté Roe Vs. Wade qui garantissait constitutionnellement le droit à l’avortement a été révoqué).  
    « Le documentaire «Les évangéliques à la conquête du monde» , coécrit par le sociologue des religions Philippe Gonzalez, de l’Université de Lausanne, emprunte-t-il des raccourcis malheureux? » C’est la question que se pose un article du 24H publié le 20 avril 2023. En effet, après la diffusion de l’avant-première du documentaire, le 20 mars, la Fédération Protestante de France (FPF) – faîtière des associations protestantes françaises – publiait un communiqué de presse dans lequel elle déplorait le parallèle entre les évangéliques en France et aux États-Unis. En effet, dans la troisième partie du documentaire, une séquence tire un rapide parallèle avec la situation française où le phénomène est bien moins important qu’aux États-Unis. L’article du 24H relaie également l’opinion de plusieurs personnalités, issues du monde académique ou pastoral, partageant cette crainte de l’amalgame. Philippe Gonzalez s’est cependant défendu en assurant que le film présente une diversité d’opinions, n’a pas de parti-pris et ne présente pas les deux situations nationales comme similaires.
    En effet, le documentaire ne présente pas les deux situations comme équivalentes. L’ensemble des trois parties fait d’ailleurs des sauts géographiques afin d’illustrer l’internationalisation de ces mouvements sans pour autant tomber dans un raccourci qui consisterait à réduire toutes les situations nationales évoquées (Brésil, Corée du Sud, Suisse, France, Israël, etc.) comme strictement équivalentes à la situation étatsunienne mais plus dans le but de montrer les points de connexion d’un ensemble de mouvements dont l’ADN institutionnelle repose précisément sur la pluralité des Églises, des voix et des contextes. Le documentaire affirme cependant que les mouvements évangéliques, bien que ne pouvant être réduits à une seule tendance homogène, suivent une progressive politisation au travers d’idées conservatrices. Cette thèse est notamment soutenue par Philippe Gonzalez qui travaille sur cette question depuis plus d’une dizaine d’années et dont le documentaire présente, en définitive, une ligne d’analyse conforme à l’ensemble de ses travaux.