MEMORIES OF RACISM
Depuis une dizaine d’années, grâce à de nombreux mouvements sociaux, notamment Black Lives Matter, les discussions à propos du racisme ont pris de l’ampleur dans les débats publics, par exemple dans les médias, sur les réseaux sociaux ou dans les discours politiques. Ces discussions permettent un questionnement nouveau sur le racisme dans le présent et le passé de la Suisse, notamment en soulignant ses aspects structurels (1). Elles sont aussi nécessaires afin de sortir du mythe de la neutralité helvétique dans l’entreprise coloniale et de faire face à ce pan, souvent occulté, de l’histoire de notre pays.
Au fil des siècles, des théories scientifiques, des initiatives politiques et diverses pratiques ont banalisé voire naturalisé la différentiation et hiérarchisation entre les humain·e·s et ainsi, ont renforcé l’idéologie raciste qui perdure encore largement dans nos sociétés contemporaines. Quels imaginaires ont façonné nos perceptions de l’« autre » et comment peuvent-ils mener à des pratiques discriminatoires ?
MAPPING
La cartographie « Memories of racism » en Suisse romande a recensé 21 lieux qui ont un lien avec l’histoire du racisme, soit parce qu’ils commémorent des personnages ou événements qui ont contribué à l’histoire coloniale ou à propager des thèses racistes, soit parce que des actes ou événements racistes s’y sont déroulés. Pour ces 21 lieux, de courtes notices ont été réalisées et contiennent des informations résumées à propos de ces personnages, événements ou thématiques. Lorsque cela est possible, les notices mentionnent également des initiatives – citoyennes, artistiques, militantes, politiques, etc. – qui ont soulevé la problématique du racisme en Suisse. Les notices proposent aussi quelques ressources – articles, livres, podcasts, etc. – qui permettent d’approfondir ces sujets.
En rendant visible les actes et les idées racistes d’hier et d’aujourd’hui, cette cartographie permet de prendre conscience que le racisme fait partie de l’histoire de la Suisse et que cet héritage a une grande influence sur nos manières de penser et d’agir dans le présent. Le premier pas de la lutte contre le racisme, c’est prendre conscience de son existence.
Pour toute remarque ou suggestion, n’hésitez pas à nous contacter en nous écrivant à l’adresse contact@enroute.ch.
(1) Le Service de lutte contre le racisme (SLR) propose la définition suivante de "discrimnation strucutrelle/racisme structurel" : "La notion de discrimination structurelle désigne une forme d’exclusion et de discrimination d’un groupe donné qui, s’étant progressivement développée dans la société et étant considérée comme « normale », n’est pas forcément remise en cause ni même perçue par ceux qui la pratiquent." Lire les définitions du SLR.
Conquêtes coloniales au nom de la « philanthropie »
Gustave Moynier, né en 1826 à Genève, est connu pour être le co-fondateur, avec Henry Dunant, du Comité international de la Croix-Rouge en 1863. Moynier fait partie de la Société Géographique de Genève (SGG) dès 1861 et montre un fort intérêt pour l’exploration de l’Afrique. En 1877, le Roi des Belges Léopold II convie les représentants des Sociétés de Géographie européennes pour une conférence qui dévoile un projet de « civilisation de l’Afrique centrale » dont le but affiché est de « libérer cette région de l’esclavage », entreprise menée, selon le discours européen, par les musulmans. Moynier se lie à la cause « philanthropique » de Léopold II et aidera à financer les conquêtes armées du Roi des Belges au Congo en levant des fonds auprès des Suisses. Dans les écrits de Moynier, les conquêtes coloniales sont justifiées et promues par le concept et l’idéologie de la « mission civilisatrice » qui stipule que les nations blanches et « civilisées » du Nord auraient le devoir moral d’aller apporter la « civilisation » aux peuples du Sud, lesquels sont alors considérés comme « arriérés », « inférieurs » ou « sauvages ». Ainsi, dans l’esprit de Moynier et de beaucoup d’autres, la colonisation n’est en fait rien d’autre qu’une œuvre philanthropique et humanitaire, contribuant simultanément au « progrès scientifique et économique de l’Europe ». Dans la même logique, la colonisation est également considérée comme un moyen d’abolir l’esclavage en Afrique, lequel est alors pratiqué notamment dans le cadre de la traite arabe. Par ailleurs, la colonisation n’est selon Moynier qu’un devoir indérogeable duquel l’Europe devrait s’acquitter afin d’offrir réparation à l’Afrique et aux Africain·e·s victimes de la traite transatlantique et de l’esclavage orchestrés par les nations négrières occidentales. La colonisation est ainsi maquillée en une « œuvre de réparation » - permettant ainsi de convaincre le public du « bien-fondé » de ces conquêtes.
Il faut noter que le buste de Moynier a été inauguré en 1989 - date tardive pour ce genre de monuments – son implication dans l’histoire de la colonisation étant déjà connue. Il s’agissait de visibiliser la figure de Moynier jusqu’alors resté dans l’ombre de Dunant. Ce dernier occupe en effet dans la mémoire collective et officielle le rôle de principal fondateur de la Croix Rouge.
L’historien Fabio Rossinelli a consacré une monographie sur l’implication de la Suisse – et notamment Moynier - dans la colonisation du Congo. Elle a été publiée en 2022 sous le titre Géographie et impérialisme. De la Suisse au Congo entre exploration géographique et conquête coloniale.
« Dialogue en Route » a développé un parcours guidé, « Les élites locales et la fabrique des inégalités : Figures de la Genève internationale », qui met en lumière la participation de personnalités genevoises, dont Moynier, à l’entreprise coloniale et plus généralement, à la construction des inégalités.
Le podcast de la RTS Le point J a consacré un épisode à l’histoire coloniale de la Suisse : https://www.rts.ch/info/suisse/13022371-podcast-a-quoi-ressemble-le-passe-colonial-de-la-suisse.html
Une proposition de motion a été déposée au Secrétariat du Grand Conseil genevois le 12 juin 2020. Cette motion « pour un inventaire des lieux géographiques portant des noms en lien avec le colonialisme, la traite négrière ou le racisme, et pour une meilleure information du public à ce propos » traite du rôle problématique de Moynier dans l’histoire coloniale.
Sources
ROSSINELLI, Fabio, Géographie et colonialisme. De la Suisse au Congo entre exploration géographique et conquête coloniale, Neuchâtel, 2022.
DAVID, Thomas, SCHAUFELBUEHL, Janick Marina, « Swiss Conservatives and the Struggle for the Abolition of Slavery at the End of the Nineteenth Century », Itinerario, 34, 2, 2010, pp. 87-103.
FORSYTHE, David P., « The ICRC as Seen through the Pages of the Review, 1869-1913 : Personal Observations », International Review of the Red Cross, 100, 1-2-3, 2018, pp. 45-69
Point J (RTS), « Podcast - A quoi ressemble le passé colonial de la Suisse ? », RTS, 14 avril 2023, https://www.rts.ch/info/suisse/13022371-podcast-a-quoi-ressemble-le-passe-colonial-de-la-suisse.html, consulté le 2 décembre 2022.
SAFOWAA APPIAH, Juliana, YEBOAH MIREKU, Roland, « Decrypting Crypto-Colonialism and unveiling the Mask of Innocence : Switzerland’s Covert Colonial Designs and Continuity in Africa », Contemporary Journal of African Studies, n° 7 (2), 2020, https://www.ajol.info/index.php/contjas/article/view/206374, consulté le 2 décembre 2022.
WIRZ, Albert, « Die humanitäre Schweiz im Spannungsfeld zwischen Philanthropie und Kolonialismus : Gustave Moynier, Afrika und das IKRK», Traverse, n° 5, 1998, https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=tra-001:1998:2::225, consulté le 2 décembre 2022.
ZUBER, Aline, « Produire un savoir colonial dans un pays sans colonies – Les savants et les milieux scientifiques suisses romands dans l’écueil de la pensée coloniale : histoire et enjeux contemporains », mémoire de master en histoire internationale, Institut de hautes études internationales et du développement, Genève, 2020.