01.11.2021
Représentation de personnalités controversées dans l’espace public – quel paysage commémoratif pour la Suisse ?
Le 8 juin 2020, je publiais sur ma page Facebook le commentaire suivant : « Colston est tombé à l'eau à Bristol, qui est chaud pour faire subir le même sort à de Pury ? », accompagné d’une émission radio concernant « La face noire de Neuchâtel ». Le même jour, Le Collectif pour la Mémoire déposait à la chancellerie communale une pétition munie de plus de 2500 signatures pour demander le retrait de la statue de David de Pury.
Cet appel à déboulonner des statues érigées en l’honneur de personnalités controversées, du fait de leurs activités coloniales, esclavagistes et/ou pour la diffusion de théories racialistes, sexistes et/ou validistes, a suscité un débat l’année dernière, revivifié notamment par le mouvement global Black Lives Matter. Certain·e·s, comme l’historien Nicolas Bancel(1), considèrent que « déboulonner les statues, c'est un peu effacer l'histoire ».
Pour Mohamed Mahmoud Mohamedou, professeur d’histoire internationale à l’IHEID, la question du paysage commémoratif concerne plus la démocratie que l’histoire, et il ajoute : « une statue c’est une célébration, c’est quelque chose qu’on élève de plus, donc qu’est-ce qu’une communauté veut reconnaître ? ». Dans ce sens, il me semble que l’on se doit d’écouter et de ne pas minimiser le vécu d’une partie de la population qui fait état de son insécurité lorsqu’elle marche dans des rues qui portent les noms « de criminels, de personnes racistes, esclavagistes, de colons » et qui parle d’une forme de « violence au quotidien »(2). Des étudiant·e·s noir·e·s ont aussi partagé l’impossibilité de « sentir [leurs] intérêts protégé·e·s par un établissement [l’Université de Genève] dont les agissements minimisent le racisme scientifique et ses conséquences, encore bel et bien réelles »(3).
Toutefois, certain·e·s pourraient se demander pourquoi des statues que personne ne remarque ou la nomination de bâtiments et de rues posent-elles problème ? Pour réitérer les propos de Mohamed Mahmoud Mohamedou en d’autres termes, il est question ici de choix, par rapport à notre mémoire collective, à notre patrimoine, c’est-à-dire à notre identité collective qui est intrinsèquement liée à des valeurs communes. Bien que la Suisse n’ait pas formellement participé à l’entreprise impérialiste et coloniale, fait sur lequel on aime insister et qui nourrit notre imaginaire collectif, on ne peut pas en dire de même des individus helvétiques de l’époque. En effet, des recherches académiques(4) sont menées depuis une quinzaine d’années pour clarifier et faire lumière sur leurs activités et leurs idéologies, qui s’inscrivent plus largement dans un passé colonial suisse. L’entreprise coloniale et impérialiste qui se situe à différents niveaux – idéologique, discursif, psychologique et matériel – fait partie de notre histoire. Selon la chercheuse Patricia Putschert, « comme dans le reste de l’Europe occidentale, la population suisse a appris à regarder le monde d’une manière coloniale et à se considérer comme supérieure. Cette vision raciste du monde se retrouve dans la culture populaire (…) »(5).
Mais alors quelles solutions peuvent être apportées à la problématique du paysage commémoratif ? Comment faire face à notre passé qui a laissé ses traces matériellement mais également mentalement et psychologiquement ?
Pragmatiquement, suite à l’appel d’une partie de la population concernant la statue de David de Pury, le Conseil communal neuchâtelois a décidé de mettre une plaque explicative concernant ses activités esclavagistes(6). À Genève, le projet 100Elles* propose de questionner la nomination des rues à travers un autre prisme, celui du genre, et a établi une liste de cent femmes qui remplissent « les critères officiels pour obtenir une rue à leur nom » et les a mises en avant dans les rues de la ville. Leurs biographies ont été publiées et des visites guidées sont organisées(7). Ailleurs, le maire de Londres a créé une commission chargée de revoir toutes les statues érigées à travers la ville. À Berlin, le musée de la Citadelle de Spandau abrite les statues qui ont été déboulonnées au XXe siècle après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, selon l’historien Pap Ndiyae, il y a énormément de possibilités à explorer, au-delà du simple débat entre déboulonner ou non, qui seraient plus créatives et qui détourneraient le sens originel de glorification : en conservant les statues mais en les accompagnant de dispositifs, vidéos ou inscriptions par exemple, « la présence même de cette statue a plus d’intérêts mémoriels aujourd’hui que sa disparition pure et simple », à l’exemple de ce que propose Banksy(8).
Enfin, entre celles et ceux qui craignent « l’effacement de l’histoire » et les autres qui revendiquent une justice mémorielle, il semble y avoir un consensus : la nécessité de revisiter l’histoire, d’ouvrir le débat et d’entreprendre une approche pédagogique pour que la population, notamment les jeunes, connaissent véritablement toutes les facettes de leur histoire et de ses implications aujourd’hui.
Poursuivant les mêmes objectifs, « Dialogue en Route » vous propose un nouveau parcours à Genève, intitulé « Les élites locales et la fabrique des inégalités », qui s’intéresse dans une première visite à certaines figures de la Genève internationale et dans une seconde aux savants genevois, qui ont des monuments à leur nom et qui ont contribué au façonnement des inégalités.
(1) Suisse et colonialisme, les luttes antiracistes réaniment le débat (05.10.2020), RTS.
(2) Émission Infrarouge de la RTS Films, rues, statues, le grand déboulonnage ? (17.06.2020)
(3) Propos tirés de la pétition lancée par le Collectif pour une réflexion décoloniale de Genève, qui demandait à ce que le buste de Carl Vogt, théoricien racialiste, sexiste et validiste, soit déboulonné et que le bâtiment de l’Université de Genève, inauguré en 2015 (!) sous le nom de Carl Vogt, rebaptisé.
(4) Voir Patricia Purtschert, Harald Fischer-Tiné, Hans Fässler, Andreas Zangger, entres autres. Voir aussi les ouvrages La Suisse et l’esclavage des Noirs (2005) et La Compagnie genevoise des Colonies suisses de Sétif (1853-1956). Un cas de colonisation privée en Algérie (2006).
(5) L’héritage du passé colonial suisse en question (22.04.2020), Le Temps
(6) L’« homme d’affaires » neuchâtelois du XVIIIe siècle aurait, selon l’historien Christophe Vuilleumier, monté des négoces à Lisbonne et à Londres en finançant des bateaux qui auraient déporté jusqu’à 45'000 personnes du continent africain vers les Amériques. Voir émission Forum de la RTS Le grand débat - Que faire de notre passé colonial ? (17.06.2020)
(7) Site web du projet 100Elles*
(8) Émission La Matinale de la RTS avec Pap Ndiaye (25.03.2021)
Image de ©Banksy : La statue d’Edward Colston, un esclavagiste notoire du XVIIe s., a été déboulonnée et jetée à l’eau le 7 juin 2020 par des participant·e·s à une marche Black Lives Matters à Bristol. L’artiviste Banksy, en réponse aux débats entourant cet évènement, entre celles et ceux qui argumentaient pour le maintien de la statue et celles et ceux qui soutenaient son retrait, a publié sur son compte Instagram le 9 juin 2020 une solution alternative qui conciliait dans une certaine mesure les deux positions : « What should we do with the empty plinth in the middle of Bristol? Here’s an idea that caters for both those who miss the Colston statue and those who don’t. We drag him out the water, put him back on the plinth, tie cable round his neck and commission some life size bronze statues of protestors in the act of pulling him down. Everyone happy. A famous day commemorated. »