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06.10.2025

Le Diable à l’écran : remarques sur l’histoire de la possession dans le cinéma états-unien

Dans son essai « Vie et mort de l’image – Une histoire du regard en Occident », le philosophe Régis Debray interroge les « seuils de consistance » qui délimitent la distinction entre les catégories de « l’art » et de « l’histoire des religions »[1]. Au cours de cette réflexion, il suppose que ces cadres de compréhension culturelle sont en réalité indissociables l’un de l’autre, les deux constituant un ensemble anthropologique cohérent. Le lien entre le cinéma (états-unien) et la religion (chrétienne), dont les histoires sont intrinsèquement nouées illustre selon nous cette idée[2]. Pour s’en convaincre, l’exemple de l’émergence du cinéma de possession - la « divine horror » selon les termes de l’anthropologue Cynthia J. Miller[3], à la fin des années 1960 - est pertinent.

Il convient de noter que le cinéma d’horreur existe depuis la naissance du cinéma. Celui-ci s’est développé sous bien des formes, comme les films de monstres, dont Universal Studio a formé un univers étendu dès les années 1930, ou les films de fantômes, lesquels constituent, selon l’historienne Mireille Berton[4], un fond représentationnel fortement lié au développement des technologies de captation vidéo. Le cinéma de possession démoniaque n’émerge quant à lui, dans le cinéma hollywoodien, qu’au cours des années 1960 et ne devient un véritable sujet filmique qu’avec le film Rosemary’s Baby (1968) de Roman Polanski[5]. Il est très vite suivi de deux autres productions majeures : The Exorcist de William Friedkin (1973) et The Omen de Richard Donner (1976)[6]. Cet état de fait pousse à s’interroger, d’une part, sur la raison de l’arrivée tardive du sujet de la possession démoniaque dans un pays dont l’ancrage culturel repose très fortement sur un héritage religieux (néo-apostolique) et d’autre part, sur la relation qu’entretiennent ces productions avec le champ du christianisme.

L’historien Terry Lindwall explique que, très tôt, les mouvements protestants états-uniens voient dans le cinéma un outil de catéchèse potentiel, incitant plusieurs réalisateur·ice·x·s à investir largement ce nouvel art dans les années 1910[7]. Toutefois, l’évolution du milieu hollywoodien des années 1920 est marquée par la consommation d’alcool sous la prohibition, une certaine ouverture aux orientations sexuelles non-hétéronormées ou encore une valorisation (relative) du travail de personnes féminisées ou racisées. Cela a attiré l’hostilité d’une partie du corps politique chrétien et conservateur qui, sous l’impulsion du républicain William H. Hays, a édicté un code de censure très strict, en 1927. Celui-ci va notamment interdire la représentation des personnes LGBTIQ+ à l’écran, la suggestion des relations sexuelles ou encore, toute représentation de la religion chrétienne et de ses représentant·e·x·s qui pourrait être négativement connotée[8]. Ainsi, il faudra attendre la fin des années 1960 et la levée du code Hays pour qu’émerge à l’écran un cinéma qui puisse être considéré comme relevant de la divine horror.

Dire que la thématique du diable ou de la possession n’existerait pas avant la sortie de Rosemary’s Baby en 1968 serait fallacieux. En effet, Mireille Berton avait noté la récurrence de la thématique de la possession dans les films traitant de médiumnité mais cette possession référait toujours à l’esprit d’un·e·x défunt·e·x et non à une figure démoniaque[9]. En outre, des films d’horizons divers, à la manière de The Black Cat de Edgar G. Ulmer (1934) ou encore La Maschera del demonio du génialissime Mario Bava (1960) évoquaient déjà des pratiques de type satanistes ou sorcellaires. Pour autant, le premier film portrayait le satanisme et non Satan, et le second est un film italien, donc non soumis aux normes de régulation du code Hays qui prend fin en 1968 aux États-Unis, année de sortie de Rosemary’s Baby. Pour autant, le film de la divine horror qui a le plus marqué l’histoire du cinéma – tant par son héritage filmique que par son impact sociologique - est très certainement The Exorcist de William Friedkin (1973) et The Omen de Richard Donner (1976), dont un bref comparatif devrait nous permettre de proposer plusieurs pistes de réflexion autour de la réception de ces films, et de l’attitude du public chrétien face à l’émergence de la divine horror.


Les deux films se rejoignent thématiquement, mais diffèrent dans leur réalisation. The Exorcist raconte l’histoire de Regan, une jeune adolescente persécutée et possédée par un démon qui va être exorcisée par le père Karras, un homme qui a perdu la foi et s’est retranché dans la psychanalyse, et le père Merrin, un exorciste envoyé par le Vatican. The Omen retrace l’histoire d’un riche diplomate anglais qui, pour remplacer son fils mort-né, adopte un jeune garçon du nom de Damien qui s’avère être l’antéchrist et provoque une série de morts mystérieuses. Les deux films mobilisent des registres de l’horreur très différents. The Exorcist multiplie les séquences choquantes, la torsion des corps, les scènes sexuellement explicites, les fluides corporels, la grossièreté et le body horror[10]. The Omen est un film graphiquement beaucoup plus sobre, bien plus proche du thriller psychologique Or, ces différences, apparemment anodines, entre les deux registres d’horreur disent quelque chose de l’ancrage religieux des films.

Les années 1970 marquent une période de résurgence des croyances aux démons et de la panique face à l’existence supposée des cultes sataniques[11]. The Exorcist emprunte une codification qui est celle du corps souffrant, torturé par le mal qui va façonner l’esthétique de la divine horror. Le théologien K.J Wetmore Jr. considère que celle-ci relève d’une martyrologie propre au catholicisme du Moyen Âge[12]. Toutefois, le démon qui torture Regan est nommé, il s’agit de Pazuzu, et est représenté par une statuette à laquelle se confronte le père Merrin. Pazuzu n’est pas une figure inventée, il s’agit d’une divinité issue du panthéon du Levant. Or, en aucun cas cette divinité n’est, dans son histoire « réelle », une force maléfique, et encore moins une forme spirituelle christianisée[13]. En outre, cet exotisme culturel qui, de fait, évacue le référent chrétien principal tend à supposer que le film ne défend pas un point de vue à proprement parler catholique, et pourrait même, à cet égard, relever d’une certaine forme de sécularisation en ceci que la religion tend à devenir une trame narrative à laquelle les spectacteur·ice·x·s s’identifient facilement, sans pour autant constituer un référent de foi. Toutefois, les historiens Joseph P. Laycock et Eric Harrelson ont noté que la conception du récit, imaginée pour le livre de William Peter Blatty[14], puis pour son adaptation filmique, s’est faite en consultation avec des frères jésuites, qui ont servi de référents à la conception d’une cohérence narrative chrétienne[15]. Il y a donc une volonté de s’extraire d’un ancrage uniquement catholique, tout en soignant la codification qui lui est empruntée. D’un autre côté, The Omen fait sens dans le cadre d’une théologie évangélique états-unienne dite « dispensationnaliste ». Celle-ci repose sur l’idée d’une apocalypse imminente, laquelle est annoncée par l’immanence[16] du diable sur terre et plus précisément de son retour sous la forme de l’antéchrist, caché avant de se révéler au grand jour, et inscrit dans les sphères politiques (le père de Damien est diplomate). Il s’agit d’un discours sur la fin des temps qui suppose que l’apocalypse biblique est proche, et que les signes précurseurs de celle-ci sont déjà perceptibles dans le monde. Ces références se vérifient si l’on tient en considération l’ensemble du contexte de production de The Omen. L’idée a été imaginée par Robert Munger, un chrétien de confession évangélique. Investi sur le projet comme consultant, il voyait dans ce film le potentiel de véhiculer sa vision théologique. La dimension missionnaire, notamment au travers des outils culturels, est une composante majeure dans les courants évangéliques[17]- Aussi, bien que Richard Donner, le réalisateur, ait eu pour objectif de produire une œuvre plus séculière et ouverte à l’interprétation, la présence de Munger, appuyée par le scénario de David Seltzer[18], – lui aussi évangélique – a contribué à faire émerger un film qui, à l’inverse de The Exorcist (plus marqué par un syncrétisme horrifique), propose un récit structuré autour d’une élaboration théologique alors en pleine expansion aux États-Unis dans les années 1970 : l’évangélisme.


La divine horror émerge après la levée d’une censure chrétienne conservatrice. Elle mobilise dans certaines de ses codifications des motifs blasphématoires, notamment en ce qui concerne le fait d’entretenir une sexualité (généralement non consentie) avec le démon, comme dans Rosemary’s Baby ou The Exorcist. Toutefois, cette codification qui pourrait être perçue comme une provocation à l’égard du christianisme a parfois été ressaisie, notamment par les milieux évangéliques, comme un médium de représentation d’une vision apocalyptique conforme aux théologies dispensationnalistes, comme c’est le cas dans le film The Omen, renouant ainsi avec les origines du cinéma chrétien qui était pensé comme un outil prosélyte. En outre, même dans le cadre de films plus résolument séculiers, tel que The Exorcist, se retrouvent des éléments iconographiques chrétiens, comme une certaine vision de la martyrologie, lesquels ont été élaborés sous consultation de membres du clergé. Le terrain en friche que constituent les films de divine horror a, dès les origines de ce sous-genre, constitué un territoire liminal où ont pu se négocier différentes représentations de nature séculière ou chrétienne, au sujet de la religion. Cette négociation a lieu aujourd’hui encore dans le cadre de productions plus résolument évangéliques telles que Nefarious de Cary Solomon et Chuck Konzelman (2023) ou très ouvertement critiques des mouvements charismatiques comme MaXXXine de Ty West (2024). Ainsi, la divine horror est un exemple saillant pour illustrer l’interconnexion de l’histoire des religions et de l’histoire du cinéma dans le contexte états-unien.

 


 

Image : Amulette de Pazuzu, British Museum.

 

[1] Debray, R. (1995). Vie et mort de l’image – Une histoire du regard en occident. Folio Essaie, p.210.

[2] Fanti, Y. (À paraître). Du père céleste aux pères terrestres : réflexions sur la paternité dans le cinéma évangélique des frères Kendrick. Religiologiques, 47 – 1.

[3] Miller, C, J. Van Ripper, A, B. (2017). Introduction. IN : Miller, C, J. Van Ripper, A, B. (2017). Divine horror – Essays on the cinematic battle between the sacred and the diabolical. Mcfarland,1-10.

[4] Berton, M. (2021). Le médium (au) cinéma. Georg éditeur.

[5] Roman Polanski a été condamné pour agression sexuelle sur mineure, aux USA. Si l’objectif de cet article n’est en aucun cas de faire l’apologie de l’œuvre du réalisateur, faire l’impasse sur l’importance culturelle de son film relèverait d’une faute historique ; il s’agit de la raison pour laquelle mention est ici faite de cette production.

[6] Miller, C, J. Van Ripper, A, B. (2017). Introduction. IN : Miller, C, J. Van Ripper, A, B. (2017). Divine horror – Essays on the cinematic battle between the sacred and the diabolical. Mcfarland,1-10.

[7] Lindvall, T. (2007). Sanctuary cinema. Peter lang publishing.

[8] Dupont, N. (2015). Between Hollywood and Godlywood: The case of Walden Media. Peter Lang.

[9] Berton, M. (2021). Le médium (au) cinéma. Georg éditeur.

[10] Le Body horror est un sous-genre du film d’horreur qui travaille sur la transformation, voire la destruction progressive du corps humain en mobilisant des représentations graphiques volontairement abjectes, tirant parfois à l’absurde.

[11] Laycock, J, P. Harrelson, E. (2024). The exorcist effect. Oxford University press.

[12] Wetmore, K.J. Emily-Rose died for your sins : paranormal piety, medieval theology and ambiguous cinematic soteriology. IN : Miller, C, J. Van Ripper, A, B. (2017). Divine horror – Essays on the cinematic battle between the sacred and the diabolical. Mcfarland, 29-39.

[13] Black, J. Green, A. (2004). Gods, demons and symbols of ancient Mesopotamia. The british museum press.

[14] À partir duquel le film de Friedkin a été adapté.

[15] Laycock, J, P. Harrelson, E. (2024). The exorcist effect. Oxford University press.

[16] L’incarnation physique et spirituelle.

[17] Gagné, A. (2020). Ces évangéliques derrière Trump. Labor et fides.

[18] Duren, B. L. Reckonning the number oft he beast – Premillenial dispentionalism, The Omen and 1970s America. IN : Miller, C, J. Van Ripper, A, B. (2017). Divine horror – Essays on the cinematic battle between the sacred and the diabolical. Mcfarland, 53-63.