27.01.2025
Le cinéma pour combler les lacunes
En 1955, après un périple de deux ans à travers les Balkans et l’Asie, Nicolas Bouvier échoue, à bout de forces, sur une île indépendante depuis peu et encore extrêmement méconnue : le Sri-Lanka. Depuis, le pays s’est développé et fait partie aujourd’hui des destinations touristiques prisées des Occidentaux·ales. Cependant, cette attractivité tend à camoufler les failles du pays : conflits ethniques, inflation galopante, ingérences étrangères et absence de débouchés. Dans le but d’échapper à cette instabilité, Keerthigan Sivakumar décide, en 2010, de s’exiler et de rejoindre le pays de Nicolas Bouvier, non sans difficultés.
Fort de sa formation en cinéma à l’ECAL, il explore le médium qui le passionne pour traiter les sujets qui lui tiennent à cœur : intégration, migration ou pluralité des points de vue. Aujourd’hui établi dans la capitale helvétique, il nous a accordé du temps pour parler de sa démarche, de la puissance du cinéma et de ses projets.
Keerthigan, tu es né et tu as grandi au Sri-Lanka avant d’arriver en Suisse à l’âge de 19 ans. À quel moment de ton parcours as-tu compris que le cinéma deviendrait ta plateforme d’expression ?
À partir du moment où j’ai commencé à regarder des films, au Sri-Lanka, quelques mois avant de quitter le pays. Pendant la dernière phase de la guerre, j’étais enfermé dans la cave d’un ami qui avait une collection de DVD qui sortait du mainstream habituel. Chaque soir, je choisissais un film et je découvrais des mondes et des communautés très éloignés de mon quotidien. Tout à coup, j’étais catapulté dans la réalité de populations irakiennes ou azerbaidjanaises. Ce fut un choc et cela m’a grandement enrichi.
Une fois arrivé à Lausanne, j’ai découvert une ville qui vit le cinéma à travers des institutions emblématiques comme la Cinémathèque Suisse ou le Capitole. J’ai appris qu’il était possible d’étudier le cinéma et de lire des livres sur le cinéma ! La Suisse a donc stimulé ma passion et j’ai décidé d’en faire mon moyen d’expression lorsque j’ai conscientisé l’absence de narrations parlant de mon milieu. Je souhaitais traiter des thématiques que je n’avais pas vues, qui m’ont manqué. Tout ce que je connaissais était très eurocentré. Je ne savais même pas vraiment ce qu'était le cinéma sri-lankais. Lors des soirées de courts-métrages, rares sont les films qui nous représentent.
J’ai été conforté dans mon choix lorsque mes ami·e·x·s en Suisse ont vu mes premiers films. La plupart d’entre elleux n’avaient jamais vu ce genre d’histoires.
Tu as commencé par faire des documentaires alors que tes derniers projets sont fictionnels. Quelle est la différence entre ces deux moyens d’expression ?
Au début, j’étais fasciné par le documentaire. Avant de faire l’ECAL, j’avais suivi une formation à Pôle Sud à Lausanne avec Amina Djahnine (NDLR : réalisatrice lausannoise) qui m’a beaucoup appris. Plus tard, lors de mon cursus en cinéma à l’ECAL, nous avions un atelier de fiction obligatoire. Ceci m’a fait sortir du réel, j’ai commencé à créer des espaces oniriques et cela m’a permis d’imaginer une réalité idéale.
Par exemple, dans mon film de diplôme Doosra (lien disponible ci-dessous), il y a une scène dans laquelle une femme tamoule de 2ème génération regarde un match de cricket avec un copain blanc européen. Étonnement, ce dernier semble connaître les règles. Durant toute la scène, les spectateur·ice·x·s y croient et une dimension comique et sensible s’installe, avant de retomber dans le réel. En Suisse, le football est roi, pourquoi ne pourrait-on pas voir un autre sport avec les mêmes yeux ?
Il est plus compliqué d’imaginer une telle scène dans le documentaire. C’est le genre d’explorations que permet la fiction.
En parlant d’humour, Doosra est un film plutôt comique. Il est rare de faire rire les gens avec la thématique de la migration. Était-ce le but à la base ou est-ce simplement les décalages culturels qui donnent le ton humoristique ?
Pour mon travail de diplôme, j’ai tout de suite pris la décision de faire un film drôle. Quand j’ai exposé mon projet, on m’a dit que ce n’était pas possible mais très rapidement, lors du montage, les gens ont compris. Ce film est une autocritique mais aussi une critique envers la société. Cette autodérision apporte une strate comique au film. L’humour, dans un contexte migratoire, est très souvent négligé, dévalorisé alors que, personnellement, j’aimerais beaucoup voir une comédie de Fernand Melgar, par exemple. Il m’a montré, à travers ses films, le côté rude de la migration en Suisse mais ceci peut créer un stéréotype. Avec mes ami·e·x·s, on rigole beaucoup, c’est peut-être un moyen de garder espoir. Par contre, l’humour comporte des risques aussi : entre le premier et le second degré, on peut perdre le public.
Que penses-tu de la manière dont la migration est traitée au cinéma ?
De manière générale, ce qui me manque, c’est un point de vue personnel. J’ai grandi en regardant des films qui, implicitement, nous disent : « Dans ce pays, c’est comme ça », alors qu’il s’agit uniquement d’un angle parmi tant d’autres. La réalité est toujours plus complexe. Il y a tellement de films du continent africain, par exemple, qui ont été réalisés par des Européen·ne·x·s que j’ai grandi avec une vision européenne de l’Afrique.
C’est la même chose en Inde, un des premiers films internationaux sur Gandhi qui est passé dans tous les festivals a été réalisé par une équipe principalement anglaise. Ça ne me pose aucun problème que ces gens fassent des films mais je me suis demandé comment, moi, je peux exprimer mon lien avec la réalité. C’est une question d’humilité, il faut toujours que les spectateur·ice·x·s, à la fin d’une projection, gardent à l’esprit qu’iels ont vu une partie de la réalité, qu’iels n’ont pas acquis une clef de lecture générale.
Même dans mes films, si on regarde Le Gap, on peut se dire que toutes les filles de 2ème génération se comportent comme la protagoniste alors que ce n’est pas le cas. Pour détruire les stéréotypes, il faut multiplier les perspectives. C’est la raison pour laquelle je souhaite aborder la migration.
D’un autre côté, mon mode de fonctionnement nécessite beaucoup plus d’investissement. C’est un combat permanent. En effet, lorsque l’on commence à réaliser des films, on crée une attente chez les spectateur·rice·x·s mais aussi chez les producteur·rice·x·s ou dans les jurys des festivals. Les gens pensent que je suis un expert de la migration et s’attendent à quelque chose que je désire sans cesse remettre en question. Je dois donc souvent revenir à la base et détailler mon projet.
Dans Doosra, le personnage principal est un réfugié de 1ère génération alors que dans Le Gap la protagoniste représente la 2ème génération. Qu’est-ce qui sépare ou rapproche ces deux générations ?
Pour Doosra, j’ai créé un personnage qui me ressemblait beaucoup, qui avait un parcours similaire au mien ou à celui de mes ami·e·x·s. Dans Le Gap j’observe la 2ème génération qui est née et qui a grandi en Suisse, qui a acquis la liberté d’ici. Leur réalité peut paraître totalement différente, plus émancipée. Cependant, j’ai réalisé que cette génération subit encore beaucoup de violences et de pressions de la part de leur famille et/ou de la société européenne. Les discriminations ne s’arrêtent pas à partir de la 2ème génération. Ces gens ne vivent pas dans l’opulence. Finalement, leur philosophie n’est pas si éloignée de celle de la première génération.
Tout le monde se pose les mêmes questions : suis-je légitime ? Qu’est-ce qu’on attend de moi ?
Dans Le Gap, tu abordes le thème des « minorités bruyantes dans les transports publics ». D’où t’es venue cette idée ?
Je me suis inspiré d’une expérience personnelle ainsi que de propos que j’ai entendus çà et là dans mon entourage. Je connais des gens qui se sont fait réprimander car iels parlent fort mais aussi des gens qui ne supportent pas le bruit. Au-delà de ça, analyser nos comportements dans les transports publics dépasse le cadre de la migration et de l’intégration. En montant le projet, j’étais particulièrement attentif à la manière qu’ont les gens de s’exprimer dans un train : il y a celleux qui parlent doucement, celleux qui sont très bruyant·e·x·s, les gens tolérant·e·x·s, d’autres qui n’ont pas de patience. Je suis fasciné par ce qui nous pousse à nous retrouver là, dans ce contexte, et nous comporter de telle ou telle manière.
Si le film permet de changer un poil notre regard et notre sensibilisation sur cette thématique, je suis déjà content. Sinon il y aura toujours une frustration.
Dans Doosra le personnage principal est un homme, dans Le Gap c’est une femme, est-ce que le genre a une influence sur la manière de vivre la migration ?
Je pense que oui. J’ai l’impression que la situation est plus violente pour les femmes ou les personnes non-masculines. Par contre, les hommes subissent également une énorme pression car ils doivent, selon la société, subvenir aux besoins de la famille.
En termes d’intersectionnalité, j’ai l’impression que les femmes ont un vécu plus complexe. C’est rassurant de mettre les gens dans des catégories, on a l’impression de créer du sens mais dès qu’on prend du recul on découvre le large spectre de ces cases. Une personne ne correspond pas uniquement à l’une ou l’autre des catégories. Les femmes cochent beaucoup de cases. Pendant le film, j’ai découvert cette violence-là.
Je pense beaucoup à Kamala Harris quand elle explique qu’on lui a répété toute sa vie que « ce sera difficile pour elle et qu’elle devrait travailler plus dur que les autres ». Il y a un préjugé très malsain là-dedans, qui sont ces « autres » ? On me l’a aussi dit et ma réaction est toujours la même : « Pourquoi serait-ce plus dur pour moi que pour les autres ? ». C’est ce qui me pousse à me battre contre les catégories qu’on veut nous imposer.
Tu as mis en scène la diaspora tamoule en Suisse, est-ce qu’un jour tu iras faire de même au Sri-Lanka ?
Oui, c’est ce que j’essaie de faire avec mon projet de documentaire en cours. J’aimerais en tourner une partie là-bas mais je n’ai malheureusement pas le droit d’y aller. Je suis aussi en train d’écrire un projet de fiction dont certaines séquences se dérouleront au Sri-Lanka. Cependant, ça fait 14 ans que je n’y suis pas retourné et ça devient un pays inconnu pour moi. La collaboration est la clef, j’ai besoin d’échanger avec les personnes concernées pour enrichir mon travail. Lorsque je pourrai m’y rendre, je vais redécouvrir la réalité de ses habitant·e·x·s et de leur perception. Aussi, même si j’aborde la thématique de la communauté ici, je connais mal les Tamoul·e·x·s de Suisse. Pendant mes 14 ans en Suisse, je ne me suis pas trop mélangé à la communauté.
J’ai fait une formation en cinéma avec des Européen·e·x·s. J’ai quelques ami·e·x·s de la communauté mais très peu. Il y a toujours une barrière entre la communauté tamoule et moi. Pour elleux, souvent, je suis « le mec bizarre qui fait du cinéma ». Je n’allais pas trop aux mariages les week-ends non plus. Doosra a été vu par environ 40 personnes de la communauté alors qu’il a été nominé au prix du cinéma suisse. Je ne sais pas si je représente la diaspora, je suis en décalage. C’est pour ça que mes films m’apprennent beaucoup.
Je suis toujours frustré car je ne sais jamais qui je représente réellement. D’un côté, je ne représente pas le Sri-Lanka car ça fait 14 ans que je n’y suis pas allé. De l’autre, la Suisse ne m’a pas accepté tout de suite non plus, j’ai dû me battre pendant 5 ou 6 ans avant d’avoir le droit d’asile.
Néanmoins, mes films font aujourd’hui partie du « cinéma suisse ».
Depuis plusieurs années, les cinéastes iranien·ne·x·s se sont imposé·e·x·s comme des figures contestataires qui remettent en question les dérives du régime. Aujourd’hui, les fers-de-lance de ce mouvement sont incontournables dans les festivals les plus prestigieux. Comment perçois-tu l’industrie du cinéma sri-lankais en comparaison ?
L’exemple de l’Iran me fascine car la solidarité est énorme entre les cinéastes. Iels ont réellement créé un mouvement de résistance. Le cinéma sri-lankais, je le connaissais mal avant. J’avais l’impression qu’il était uniquement influencé par le mainstream indien. Néanmoins, d’un point de vue local, il y a des projets très forts. Malheureusement, les films qui arrivent en Europe ne sont pas ceux-ci. Il y a des cinéastes sri-lankais·e·x·s très réputé·e·x·s mais iels traitent souvent de la guerre ou d’une histoire d’amour entre un Tamoul et un Cinghalais car iels savent que ces sujets vont plaire en Occident. Le cinéma sri-lankais qu’on voit ici est formaté pour son public cible, c’est-à-dire les occidentaux·ales. Il faudrait que le cinéma local soit accessible internationalement. Pour reprendre l’exemple de l’Iran, j’espère que les gens, là-bas, quand iels voient les films iraniens, ne se disent pas qu’ils ont été formatés pour un public occidental.
À nouveau, c’est la pluralité qu’il manque. Il y a un grand réseautage dans le marché du film qui bloque un peu la créativité et l’unicité d’une œuvre. C’est donc le marché du film qui doit changer. Un film tamoul a été sélectionné pour la première fois à la Berlinale cette année et je pense que c’est un excellent exemple d’un film qui n’est pas formaté pour les festivals, qui traite d’une réalité locale et qui est malgré tout arrivé dans un des festivals les plus réputés du monde. C’est une très belle réussite.
Ensuite, malheureusement, ces films sont mal distribués. Ils ne passent pas dans les cinémas ou bien ils y restent très peu de temps. Ainsi, leur visibilité est restreinte. La programmation des grands cinémas reste centrée sur l’Occident. C’est la puissance du marché qui cloisonne la diversité.
Comment pourrait-on sortir de cette situation ?
Il faut que les gens qui sont derrière les films changent. C’est là que les 2ème, 3ème, 4ème générations d’immigré·e·x·s ont un rôle à jouer. Il faut également que l’accès aux études de cinéma soit plus vaste. C’est comme ça qu’on peut changer l’équilibre.
En ce qui me concerne, quand je travaille sur mes projets, tou·te·x·s celleux qui travaillent avec moi sont Européens·e·x. Sur mon dernier tournage, nous étions deux Tamoul·e·s, l’actrice et moi. Il faut qu’il y ait un accès plus large aux écoles.
En ce qui concerne le Sri-Lanka plus spécifiquement, c’est le système médiatique qui doit également se diversifier. Les chaînes de télévision indiennes et occidentales sont dominantes. Cela crée un sentiment d’infériorité dans la population sri-lankaise. Il y a une légère amélioration grâce à Internet qui apporte des visions nouvelles. D’un autre côté, en termes de cinéma, nous sommes envahi·e·x·s par Netflix ou Amazon. Je pense donc que le changement doit venir de l’échelle locale. Le Sri-Lanka est plein de richesses, nous sortons gentiment de la guerre, nous nous réconcilions et nous reconstruisons, je suis optimiste.
Pour visionner le film Doosra, cliquez sur ce lien.
Image issue du film Doosra de Keerthigan Sivakumar.