02.10.2023
Lubaina Himid, So Many Dreams
En début d’année, le Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne a permis au public de (re)découvrir, et pour la première fois sur le sol helvétique, une figure majeure de l’art contemporain : Lubaina Himid.
Artiste, curatrice et professeure britannique née en 1954 dans l’alors sultanat de Zanzibar, Lubaina Himid défend, depuis le début de sa carrière, les artistes provenant de la diaspora africaine[1]. Sa carrière artistique commence dans les années 1980 ; elle fait alors partie intégrante du BLK Art Group, composé d’artistes de la communauté africano-caribéenne britannique. Lubaina Himid ne cesse d’évoluer : de nombreuses expositions lui sont consacrées au Royaume-Uni ainsi qu’en Europe et aux Etats-Unis. En 2017, elle devient la première femme d’origine africaine à gagner le prestigieux Turner Prize pour son travail engagé sur les questions raciales ainsi que sur l’héritage de l’esclavage.
Dans son œuvre, Lubaina Himid s’intéresse aux histoires culturelles et aux identités mais selon ses mots, elle veut « combler un vide »[2]. Comment raconter une histoire qui s’écarte de ce que la société considère comme l’histoire « officielle » ? Dans les musées et lieux culturels, comment donner de l’espace à des épisodes et figures historiques qui, pour des raisons plus au moins identifiables, n’ont pas leur place dans notre culture artistique ?
Analyser toute la production artistique de l’artiste requerrait plus que quelques pages. Pour cette raison, cet article se concentre uniquement sur deux œuvres qui traitent de « vides historiques » au sujet de l’esclavage et de la place de la diaspora africaine au sein de la société. Les œuvres choisies sont Le Rodeur : The Exchange et Act One No Maps.
La série Le Rodeur prend pour point de départ l’histoire presque inconnue du bateau négrier « Le Rodeur ». Au XIXème siècle, il « devint l’emblème de l’inhumanité de l’esclavage, notamment du fait que le capitaine ait ordonné que trente-neuf hommes et femmes esclaves atteint·e·s d’ophtalmie soient jeté·e·s par-dessus bord »[3]. En effet, le navire français, qui transportait des esclaves des côtes africaines au Caraïbes, est frappé par une épidémie d’ophtalmie qui rend aveugles toutes les personnes à bord. Lubaina Himid se demande : comment représenter une histoire si effrayante sur une toile ? Elle essaye alors de s’imaginer à la place de ces hommes et de ces femmes se trouvant dans un espace dans lequel ils et elles n'auraient aucune idée de ce qui se passe et aucun moyen de s’ancrer dans la réalité[4].
Sur sa toile, elle cristallise un moment de l’histoire que le public ne saisit pas. Le Rodeur : The Exchange présente au centre de la composition cinq figures, dont une femme avec un masque d’oiseau, dans un espace inidentifiable avec une fenêtre s’ouvrant sur la mer. Nous ne savons pas ce qui se passe, ce qui s’est passé et ce qui se passera. Comme le dit bien l’artiste : « Il est question de la peur de l’inconnu et de la terreur au quotidien. […] Ces toiles dépeignent un monde chamboulé, mais dans lequel les protagonistes essaient de trouver des façons d’exister »[5]. Ainsi, Lubaina Himid souhaite que le public s’imagine entrer dans ces espaces, qu’il ne soit pas uniquement spectateur de la scène, mais qu’il interagisse avec les figures de l’espace pictural. Elle permet également de donner de la visibilité à une tragédie humaine très vite oubliée.
Les femmes ont également une place importante dans l’œuvre de l’artiste. Elles sont représentées dans de multiples situations mais toujours en couple, comme par exemple dans Act One No Maps. La composition est librement inspirée des œuvres de Pierre-Auguste Renoir, La Loge (1874) et en particulier à la toile de l’artiste américaine Mary Cassatt, Dans la Loge (1878). Si les figures féminines des deux artistes impressionnistes évoluent dans un théâtre/opéra, Lubaina Himid demande au public de se questionner ; les deux femmes se trouvent-elles à l’opéra ou sur un bateau ? Si elles se trouvent bien à l’opéra, pour quelle raison s’ouvre devant elles une étendue d’eau ? Qu’est-il véritablement en train de se passer ? Dans plusieurs de ses conférences, l’artiste a souligné l’importance qu’elle accorde à la plage et à la mer, à la fois lieu de vacances et lieu traumatique pour la communauté africaine réduite en esclavage. Avec cette œuvre, elle reprend l’un des sujets les plus classiques de la peinture européenne et le réinvente en nous donnant une autre perceptive sur et de l’histoire.
Le travail de Lubaina Himid nous fait réfléchir : il permet d’entrer en contact avec des histoires méconnues qui ont pourtant eu un impact considérable sur une communauté et sur un passé et présent d’oppression envers la diaspora africaine. Comme elle l’affirme elle-même, « nous ne sommes pas différent·e·s à cause de notre couleur de peau, mais de nos expériences vécues »[6].
Image : Lubaina Himid, Act One No Maps, 1992, acrylique sur toile.
[1] Lubaina Himid, So Many Dreams, MCBA Lausanne, disponible à l’adresse URL: https://www.mcba.ch/expositions/lubaina-himid-so-many-dreams/
[2] Ibid.
[3] WELLEN Michael (éd), Lubaina Himid, Londres : Tata Publishing, 2022, p. 150.
[4] HIMID Lubaina “Black Feminist Version”, The Courtauld Gallery, 2021, video disponible à l’adresse URL: https://courtauld.ac.uk/whats-on/onlineblack-feminist-vision-artist-lubaina-himid/
[5] Guide de visite, Lubaina Himid, So Many Dreams, p. 9, disponible à l’adresse URL: https://www.mcba.ch/guide-visite-himid/
[6] WELLEN Michael (éd), Lubaina Himid, Londres : Tata Publishing, 2022, p. 26.