21.03.2022
Au sujet de la nature humaine : quel lien entre racisme et sécularisation ?
Pour commencer, une tentative de définition s’impose. La sécularisation décrit le processus de différenciation ou transformation des sphères institutionnelles du « religieux » (institutions ecclésiastiques et églises) et du « séculier » (État, économie, science, art, etc.), de déclin réel ou supposé du « religieux » et de privatisation de la pratique religieuse (Casanova 2009 : 1050). Le terme, basé sur la formule de Max Weber de « désenchantement du monde », peut aussi signifier une capacité croissante à donner des explications « non-religieuses » (Calhoun 2012 : 337-338). Quant au racisme, il est défini comme une croyance en l’existence naturelle de « races » et d’une hiérarchisation de ces dernières (Ogunnaike 2016), comme un ensemble de techniques visant à gérer les différences (Lentin 2020) ou encore comme un système de domination. Ces deux phénomènes constitutifs de la modernité ont émergé en Europe dans des contextes historiques, sociaux, économiques spécifiques. Autant complexes que leurs développements soient, un aspect en particulier, celui de leur relation, me semble avoir été peu abordé – voire reste méconnu – lorsqu’il est question de racisme. En effet, l'idée même de « race » implique une certaine philosophie de laquelle découle une conception spécifique de l’être humain et de sa valeur ; une question centrale à laquelle, de tout temps, les différentes traditions religieuses ont répondu.
La reconnaissance d’une dimension transcendantale à l’existence humaine a fait partie des visions du monde de toutes les civilisations qui nous ont précédées. Dans la pensée européenne médiévale, l’humain était un être fondamentalement théomorphe, créé à l’image de Dieu. Cette essence était inférée par sa faculté intellectuelle (Ogunnaike 2016 : 786). Influencé par les philosophes grecs, et en particulier Aristote et Plotin, l’intellect (nous en grec et intellectus en latin) était considéré comme la faculté la plus élevée, divine et intuitive, permettant à l’humain de percevoir directement Dieu et les vérités divines. L’intellect se différenciait donc de la faculté rationnelle (dianoetikón ; ratio), limitée à la pensée discursive et spéculative, et donc inférieure (ibid. : 789). Un autre concept hérité des doctrines grecques était la grande chaîne des êtres (scala naturæ), qui a continué d’être centrale dans la pensée occidentale. Elle représente l’idée que tout dans le cosmos est ordonné selon une hiérarchie. Dans la période médiévale Dieu se trouvait au sommet et était donc la mesure de toute chose. Le rang occupé dans cette hiérarchie était alors défini par la participation à la nature du Bien et par le degré de conformité à l'image de Dieu. Conséquence de la doctrine de l’Imago Dei, qui conférait à tout un chacun sa dignité propre, l’humain était pensé comme la plus haute créature vivante sur terre, au-dessus des animaux, des plantes et des minéraux (Ogunnaike 2016 : 788-789). Mais une hiérarchie de l’humanité existait tout de même, basée sur l’im/perfection spirituelle (ibid. et Wynter 2003 : 287) de chaque individu. La centralité de la spiritualité dénuait les aspects matériels ou physiques de toute importance (Ogunnaike 2016 : 790), contrairement à la nouvelle hiérarchie « raciale » qui allait émerger.
En effet, la date clé de 1492 amorça une véritable rupture. La question fondamentale sous-jacente aux rencontres européennes avec l’« Autre » dans les Amériques, exemplifiée par la controverse de Valladolid, était de savoir ou de redéfinir ce que signifie « être humain ». Les deux hommes d’Église espagnols[1], Las Casas et Sepúlveda, débattirent de la nature et donc du statut des habitant·e·s indigènes des nouveaux territoires coloniaux espagnols. Las Casas argumenta en faveur d’une nature théocentrique (chrétienne) et d’une mission d’évangélisation. Il s’opposa à une mise en esclavage systématique des indigènes, les percevant toujours comme des congénères et potentiel·le·s chrétien·ne·s. Tandis que Sepúlveda prit position pour la conception émergente humaniste et ratiocentrique de l'être humain, identifiant les indigènes comme n'étant pas en pleine possession de la faculté rationnelle et légitimant ainsi leur mise en esclavage (Ogunnaike 2016 : 797 et Wynter 2003 : 269).
Avec le déclin progressif de l’autorité et du pouvoir temporel de l’Église et la nécessité de justification des pratiques racistes, la conception théocentrique de l’être humain a graduellement été remplacée par une conception séculière ou désacralisée (degodded) (Wynter 2003). Elle a ensuite été théorisée de manière successive et systématique. Les penseurs de la Renaissance ont fait revivre le culte gréco-romain du corps, en partie en conjonction avec la tendance à un intérêt accru pour le monde matériel. Ceux de la période des Lumières, aussi appelé l’« âge de la raison », ont insisté sur le fait que seule la faculté rationnelle pouvait mener à la connaissance, éclipsant ainsi la faculté intellectuelle et l’accès et le lien directs de l’humain à la transcendance. Enfin, les intellectuels du courant humaniste se sont focalisés sur le génie de l'homme ; « l’homme est la mesure de toute chose » étant une citation devenue l’un des symboles de cette pensée (Ogunnaike 2016 : 792 et Wynter 2003). Aussi, en conséquence de cette sécularisation, tant de la nature humaine que de la connaissance, la grande chaîne des êtres a subi une trans(dé)formation majeure (ibid.). Certes, Dieu est toujours présent en arrière-plan, mais en termes d’univers connaissable, perceptible et intelligible des philosophes et des scientifiques, l'homme a pris sa place (Ogunnaike. : 791). Il ne s’agit pourtant pas de n’importe quel homme : « être humain » est devenu synonyme d’homme[2] blanc, européen et rationnel. La place de l’être humain dans cette nouvelle hiérarchie n’est plus informée par son degré d’im/perfection spirituelle mais plutôt par son degré d’ir/rationalité (Wynter 2003 : 287) et par sa conformité à celui qui se trouve au sommet. C’est ainsi que la construction du concept de « race » a permis à l’Occident, alors en expansion mondiale, de répondre à la question de ce que signifie « être humain » (Wynter 2003 : 264). Alors que jusque dans la période médiévale les personnes noires étaient perçues comme païennes/non-chrétiennes, inférieures mais toujours humaines, après la Renaissance et les Lumières, elles ont été considérées comme irrationnelles et donc moins/pas tout à fait humaines (Ogunnaike 2016 et Wynter 2003).
Cette rupture dans la conception de l’être humain a eu des effets empiriques majeurs sur « l’émergence de l’Europe » et sa construction en tant « civilisation mondiale » d’un côté, et la mise en esclavage de l’Afrique, les conquêtes de l’Amérique latine et l’asservissement de l’Asie, de l’autre (Wynter 2003 : 263). Enfin, il est important, outre la question du racisme, de se questionner sur les effets de la sécularisation. Ce phénomène est à penser non en terme d’absence – un monde dépourvu du « religieux », mais bien plutôt en terme de présence : il façonne nos imaginaires sociaux, qui à leur tour contribuent à construire le monde (Calhoun 2012 : 335, 360).
Sources :
Calhoun, Craig. 2012. “Time, World, and Secularism.” Pp. 335–64 in The Post-Secular in Question: Religion in Contemporary Society, edited by P. Gorski, D. Kim Kyuman, J. Torpey, and J. VanAntwerpen. New York: NYU Press.
Casanova, José. 2009. “The Secular and Secularisms.” Social Research 76(4):1049–66.
Lentin, Alana. 2020. Why Race Still Matters. Cambridge: Polity.
Ogunnaike, Oludamini. 2016. “From Heathen to Sub-Human: A Genealogy of the Influence of the Decline of Religion on the Rise of Modern Racism.” Open Theology 2(1):785–803.
Wynter, Sylvia. 2003. “Unsettling the Coloniality of Being/Power/Truth/Freedom: Towards the Human, After Man, Its Overrepresentation - An Argument.” CR: The New Centennial Review 3(3):257–337.