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18.11.2024

Table ronde « Des valeurs à l’action : cultiver la justice sociale » - Compte rendu

« Justice »... Ce mot-là je l'ai entendu encore et encore, à l'usure, jusqu'à ce qu'il finisse par perdre sa puissance. À force d'emploi, j'en suis venu à le percevoir comme une matière vide ou un engrenage désamorcé. Oui mais voilà, la « justice », ce n'est pas qu'une caisse de résonnance creuse, tout du moins pas pour les trois intervenant·e·x·s de cette Table ronde. Pour elleux, ce terme a un sens bien particulier qui s'inscrit à la fois dans leur parcours personnel, leur foi et leur engagement social.    

Il est passé 18h, nous sommes dans une arrière-salle de la Maison de quartier des Pâquis, Léa accueille ses invité·e·x·s. Les trois se connaissent, ce petit moment informel au cours duquel les intéressé·e·x·s arrivent au compte-goutte est aussi l'occasion d'échanger, de parler du travail, des connaissances que l’on a en commun. Une femme passe par l'embrasure de la porte, Inès s'interrompt et lui saute au cou, heureuse de la voir. La salle se remplit jusqu'à ce que cette Table ronde, rectangle, soit occupée dans tout son espace.    

« Quel sens a la justice, pour vous ? »    

Vaste question par laquelle Léa engage la discussion ! Pour Inès, c'est une histoire qui débute en Uruguay, d'où elle est originaire, et où l'engagement militant des hommes et des femmes d'Église face à la dictature lui ont inspiré son chemin de vie. Pour Yves, ce fut un appel de Dieu qui le détourna de son métier d'enseignant pour le mener sur les chemins du pastorat puis de l'aumônerie. Enfin, pour Moussa, c'est dans l'expérience de la migration, du Burkina-Faso à la Lybie, de la Lybie à l'Italie, par la Méditerranée dans une embarcation de fortune et de l'Italie jusqu'en Suisse, que le mot « (in)justice » a pris toute son envergure. À l'amorce de ces récits, je sens déjà le terme se gorger d'une substance que je lui avais oubliée.    

Cette discussion est un miroir qui permet de renvoyer face à face des mots, des discours ou des situations. À la justice s'oppose l'injustice. C'est le constat de cette injustice qui motive l'engagement. Inès parle de la situation des personnes sans domicile fixe qui « ne peuvent pas montrer leur valeur », condamnées à l'invisibilité. Elle insiste, selon elle, l'injustice, « c'est de ne pas reconnaître la valeur de l'autre ». Yves constate quant à lui l'injustice en prison. « La prison, c'est un peu en dehors de la vie », on a tendance à oublier que cela existe. Ce système est inégalitaire, par essence, la résistance face à l'isolement, les conditions psychologiques ou physiques, la présence ou l'absence d'un soutien familial ou les besoins différents selon les détenu·e·x·s sont autant de facteurs qui font que l'enferment ne pèse pas de façon homogène sur l'ensemble de la population carcérale. Yves ajoute que la prison enferme également des personnes en attente de condamnation, les juges les convoquent au tribunal après plusieurs mois de réclusion, souvent pour les libérer car iels ont déjà purgé leur peine. La prison, c'est un système social enlisé : « il y a trop de personnes à juger pour trop peu de juges » détaille l’aumônier. Cette façon de faire arrange les institutions ; « c'est le système qui est gagnant, pas la personne ». Moussa raconte alors l'histoire d'un ancien détenu qui lui a confié avoir été injustement incarcéré, ce dernier a passé plusieurs mois en l'attente d'un procès avant d'être innocenté. « Il a reçu un dédommagement mais ça ne répare pas l'injustice » considère Moussa, qui - résilient - constate que la prison est une injustice inévitable. « Pour des amendes impayées on nous enferme » raconte-t-il lorsqu'il complète le récit de son arrivée en Suisse.  Sans domicile fixe il a, lui aussi, été emprisonné. Inès acquiesce.    
« Vivre dans la rue c'est se mettre dans l'illégalité. (...) Il y a un trait d'union entre la rue et la prison. »    
Se laver dans une fontaine, mendier ou même circuler, lorsque les autorités interdisent certains espaces aux personnes sans domicile, c'est commettre des infractions qui entrainent des amendes lesquelles ne peuvent être payées et sont donc converties en « jours-amende ». La prison devient, fatalement, alors un point d'aller-retour.

Comment restaurer la justice ?    

Inès, responsable de la Pastorale des Milieux ouverts, est l’initiatrice de Mô-Ki-Pousse, un jardin collectif où les gens peuvent se retrouver, se rencontrer, recréer du lien lorsqu'ils vivent dans la rue et qu'ils subissent un sentiment d'évitement, ou de rejet. Ces situations produisent une colère qu'elle juge légitime, à son échelle, elle tente de redonner à ces êtres humains la possibilité de montrer leur valeur et de retrouver leur dignité. Yves a quitté le pastorat pour aller en prison, accompagner les personnes qui en expriment le besoin. Malgré une charge importante, parce qu'il constate un manque de personnel pour faire ce qu'il fait, il considère son travail comme « une mission, pas un job », « il ne faut pas compter ses heures ». Pour les prisonnier·ère·x·s, c'est une bulle à part. Un moment où parler à un·e·x interlocuteur·rice·x qui n'est pas payé·e·x par l'État, qui ne fait pas partie du système. Il constate une volonté, lente, des institutions à vouloir tendre vers une amélioration. Malheureusement, il reste limité dans son action, les listes d'attente sont longues, les entrevues sont courtes, mais son engagement reste affirmé et déterminé. Moussa, lui, a pu voir « l'autre côté », comme par reflet avec les discours de Inès et Yves, il explique les apports positifs de ses rencontres avec des aumônier·ère·x·s, en prison, et la façon dont Mô-ki-Pousse lui a permis, enfin, de stabiliser sa situation. Plus tard, lors de la discussion, un participant s'exprimera aussi, narrant comment il est sorti de la rue et a trouvé une vocation dans le travail social grâce à Mô-ki-Pousse.    

Moussa s'exprime ainsi, lorsqu'il parle de sa rencontre avec un aumônier au sein des prisons, « c'est une volonté d'ouvrir les barrières ». Les barrières entre les gens, les parcours, les chemins qui se croisent, se conjuguent, se retrouvent.    

La justice, c’est une volonté.     

Lorsque je l'écris, cette phrase m’évoque avec puissance le sentiment que me laisse cette Table ronde. Certes, parfois les circonstances ne permettent pas d'aider autant qu'il le faudrait, parce que le système joue contre certaines populations ou par manque de personnes impliquées ; mais même lorsque rien ne semble changer, il reste la force profonde de la volonté de quelques-un·e·x·s, qui s'engagent au travers de projets associatifs ou de leur travail, à vouloir défendre celleux qui subissent, injustement leur situation. Antonio Gramsci disait, « il faut être pessimiste avec l'intelligence, mais optimiste avec la volonté », et la volonté, c'est ce qui pousse Inès, Moussa et Yves à agir pour la justice !


Image: De gauche à droite: Léa Assir, Moussa Thiam, Inès Calstas, Yves Dawans. © « Dialogue en Route ».